Les Millepertuis
Edition Geneviève Pastre

Puis peu à peu Gemmes lui apparaît. Des verts s'échelonnent devant lui : ils vibrent intensément puisque c'est le printemps. Ils foncent un peu au cours de la saison suivante puis, à l'automne des taches rouges y fusent pour annoncer avec triomphe la fin de l'été. Il voit au fond la cathédrale et son clocher blanc. Il se souvient du cortège de rues et il revoit chaque trottoir et les pierres désunies qu'il fallait absolument éviter pour ne pas se tordre le pied, il revoit le visage des gens qui allaient travailler à l'usine Nestlé, tandis que lui se dirigeait en sens inverse pour rejoindre le lycée. Pourtant à cette époque, la beauté de Gemmes ne l'avait pas effleuré. Il s'amusait à glisser sur la surface gelée de la patinoire, on y diffusait toujours les mêmes refrains : " Petit bonheur " de Félix Leclerc et la " Chauve-Souris " de Stauss. Des flirts s'ébauchaient entre copains et copines qui dansaient tant bien que mal au rythme de la valse. Et petit à petit, ils y arrivaient. Les autres, les " vrais ", s'entraînaient pour les matches de hockey. Sur leurs lames d'acier au plus juste ajustées ils filaient, renversant les danseurs malhabiles, semant la panique parmi les couples nouvellement nés. Et ceux qui étaient culbutés en profitaient, comme incidemment pour s'embrasser.
Il se souvint brusquement d'avoir réalisé, au lycée, pour le prix de travail manuel la maquette en carton d'une petite maison : il avait créé avec application une maisonnette de ses doigts maladroits, très rustique, pleine de charme, une sorte de mas provençal ombragé par une treille qui camouflait une petite loggia. A côté de l'entrée il avait fabriqué avec beaucoup de difficulté un grand banc à l'aide d'une boite d'allumettes. Là, il s'imaginait que le propriétaire des lieux, déjà un peu âgé, pourrait se reposer et défaire confortablement ses lacets. Pour cette petite œuvre d'art, Melle P. lui avait décerné le premier prix et l'avait embrassé.
Aujourd'hui, la maquette d'autrefois se superpose point par point à la villa de Vignevielle, où le bois de chênes, de pins, s'entrouvre maintenant pour laisser tomber une grande lumière. Il fait sombre pourtant, mais au-dessus des arbres une boule de feu teinte les feuilles et les aiguilles de reflets luminescents et bleus. Il entend une musique triste. Ce sont les chants de " Madredeus " que José lui a offert. Tout à coup il a très chaud : les arbres se consument, des flammèches éclatent et à mesure il se sent devenir tout léger. Il flotte maintenant et monte lentement dans le trou de lumière qui s'est ouvert dans les arbres de Vigneveille. Brusquement au moment où le visage souriant de José lui apparaît il grelotte. Le froid le terrasse ; tout devient noir.
Ce sont les ténèbres.

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Illustré par le Mas, peinture à l'huile 45/5
Les Millepertuis, en vente chez l'auteur 110 FR de port inclus(voir C.V)



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