Jean-Claude ISMAR : Extrait de METROPOLITAIN (Denoël)

..." Il y en avait combien, maintenant, combien de ces messieurs et dames, tordus par l'envie de pisser, les jambes serrées entre elles, l'estomac tenu, retenu, qui ne peut redevenir plat, parce que plein, rebondi, gras et obcène, prêt à tout lacher, au bord de la fuite? Combien à comptabiliser le temps comme autant de gouttes qui rempliraient le vase de leur bas-ventre? Combien d'autres, encore, à se pincer les lèvres, tout en pivotant sur l'axe des genoux joints, à se maudire, à se battre la coulpe, à se ronger sangs, mains et doigts, à taper du pied et de l'aile, à perdre haleine dans une respiration irrégulière dont tous les mouvements confondus, hoquets, compressions du buste, alées et venues de l'air dans la gorge, sont un retour à la parole impossible? Celle-ci, libérée, eūt risqué d'ouvrir un peu plus les vannes.
Alors, s'empifrer du silence, s'en gorger le corps, tant et tant qu'il finit par tourner sur lui-même, girouette prise dans la tempête d'une inspiration-expiration incohérente.
Ca allait bien, vraiment bien. On ne manquait pas d'air. Même vicié, sali, odorant, il circulait comme jamais. Mieux, il se gardait. On le conservait, soupape de sūreté de la fuite possible des grandes eaux. Calés ainsi, tous, il n'attendaient qu'une chose, le pire. Etant toujours ce qui peut advenir, étant toujours l'extrémité de tout, le point final, le non-retour où chacun, enfin, a la possibilité de se laisser aller, noyé, oublié dans le nombre, la quantité. Moment du tout permis, parce que pas moyen de faire autrement. Une liberté, en somme. Envers et contre tout.
Pour l'heure, après qu'il fut reconnu que l'impossible avait déjà eu lieu, chacun se prépara à la fabuleuse licence du tout possible. Tous, contraints et forcés, sur les mêmes rails, sur la même route qui les conduiront aux mêmes zones, lieux et places où toute civilité perdue sera proclamation de foi. Puisqu'il faut pisser, et bien que ēa pisse, et chaud et froid et vinaigre, et que gicle par tous les trous ce jaune liquide acide, que toutes les petites mares se transforment en mer. Celle de tous, mêlées, mélangées, unies. Que les larmes s'y additionnent, crocodiles et abondantes, et la sueur, ces fines perles dégoulinantes entre peau et chemise, qu'elle s'y fonde aussi. Qu'elle aille de sa goutte dans l'océan, comme celle, la dernière, qui fait tout verser, renverser, déborder. Qu'il soit mis fin à ce purgatoire, pour le véritable enfer, où tous pourront, honte et souffrance bues, se soulager sans plus aucune entrave.
Qu'il en soit ainsi, une bonne fois pour toute."...

Jean-Claude ISMAR. Extrait de METROPOLITAIN (Denoël)


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